9

 

 

L’aube se levait lorsque Sy-wen atteignit l’épave de la Fureur de l’Aigle. L’aile blessée de sa monture avait limité leurs déplacements à des sauts de puce. Ragnar’k aurait voulu se maintenir plus longtemps en vol, mais sa cavalière l’avait forcé à se ménager. Elle partageait son esprit et sa souffrance. Il lui semblait qu’on avait plongé son bras droit dans les flammes et, quand ils étaient dans les airs, elle s’évanouissait presque de douleur.

Malgré leurs blessures, dragon et mer’ai avaient traversé tant bien que mal les Collines Effritées, suivant la trajectoire du navire en flammes qui les avait survolés pendant la nuit. Et alors que le soleil pointait à l’horizon, ils débouchèrent enfin sur les dunes du grand Désert de Sable. Une épaisse colonne de fumée marquait leur destination.

Affaiblie et déshydratée, Sy-wen était à demi affaissée sur l’encolure de Ragnar’k. Sans qu’elle lui en donne l’ordre, le dragon décolla du promontoire rocheux sur lequel il s’était posé et se mit à raser le sommet des hautes dunes. Sy-wen se pencha sur le côté pour mieux scruter le terrain en contrebas. On dirait un océan de sable, songea-t-elle vaguement. Seuls quelques bancs rocheux interrompaient parfois la succession monotone des ondulations pareilles à des vagues.

Comme elle s’accrochait au cou de sa monture, Ragnar’k franchit la crête d’une dune et décrivit un large cercle.

— Ma Liée… Le navire…

Sy-wen se redressa. Un sillon de destruction creusait le sol devant eux : dunes pulvérisées, planches éparses, un morceau de mât incongrûment planté au milieu d’une pente…

Porté par un courant thermique, Ragnar’k prit un peu d’altitude.

Dans une profonde vallée, Sy-wen aperçut le navire. La Fureur de L’Aigle gisait contre le flanc d’une dune, sa coque éventrée. De petits feux brûlaient et fumaient encore dans ses entrailles exposées. Des silhouettes minuscules s’agitaient sur et autour de l’épave. Des caisses d’équipement et de nourriture s’entassaient sur un côté.

— Il y a des survivants, dit Sy-wen en tendant un bras.

En silence, elle ordonna à sa monture de se poser.

Ragnar’k contourna la colonne de fumée et descendit en spirale vers le sable.

Plusieurs paires d’yeux les regardèrent atterrir. Comme le dragon se posait avec un gros soupir de soulagement, les rescapés se dirigèrent vers eux. Sy-wen repéra Joach et le Sanguinaire Hunt. Elle se laissa glisser à terre et leva un bras pour les saluer.

Joach s’approcha d’elle, les vêtements déchirés et la joue ornée d’une grosse ecchymose.

— Vous vous en êtes tirés, dit-il d’une voix enrouée par l’épuisement.

Sy-wen acquiesça.

— Mais Ragnar’k est blessé. Il aura besoin d’une mesure de sang de dragon pour guérir. Je ne crois pas qu’il puisse voler plus loin.

Hunt secoua la tête. Il était couvert de suie de la tête aux pieds.

— Je suis désolé. Tous les tonneaux ont brûlé ou se sont brisés. Le peu qui nous restait a servi à soigner les gens blessés dans l’accident. Nous n’en avons plus une seule goutte.

Sy-wen grogna, une main toujours posée sur le flanc du dragon.

— On fera sans.

Ragnar’k tourna la tête vers elle et renifla ses cheveux.

— Mon cœur est robuste… Je guérirai.

— Je sais bien que oui, répondit Sy-wen, mais tu devrais peut-être dormir. Il nous sera plus facile de soigner les blessures de Kast.

— L’humain n’a pas un cœur aussi gros que le mien, objecta Ragnar’k sur un ton boudeur.

Sy-wen eut un sourire las.

— Mais ses ailes sont plus petites elles aussi.

Ragnar’k la poussa du museau et, à contrecœur, lui envoya son consentement silencieux. Sy-wen lui étreignit le cou, projetant vers lui tout son amour et toute sa gratitude. Puis elle recula. Le sort s’inversa ; écailles et griffes cédèrent la place à des membres nus.

Kast s’avança en titubant, un bras replié contre sa poitrine. Malgré ses brûlures, son expression demeurait stoïque.

— Combien de survivants ? s’enquit-il, ignorant sa propre blessure.

Joach lui tendit sa cape déchirée et maculée de suie. Tandis que le Sanguinaire la nouait autour de sa taille, le jeune homme répondit à sa question :

— Pas beaucoup, à part nous. (Il tendit un doigt vers les caisses.) Kesla et Sheeshon ont été meurtries et secouées, mais elles tiennent le coup.

Sy-wen aperçut la jeune fille qui berçait l’enfant sur ses genoux.

— Richald s’en est tiré lui aussi, poursuivit Joach, mais il a une jambe cassée et il refuse de parler. Il reste avec les autres el’phes. Plus que sa jambe cassée, je crois que c’est la perte de son navire qui le rend infirme.

— Et son équipage ? interrogea Kast.

— Trois des marins ont survécu. La collision en a tué quatre.

Le Sanguinaire balaya du regard l’épave fumante.

— Et maintenant ?

— On continue à pied. D’après Kesla, Alcazar se trouve à environ sept lieues d’ici. Ça ne sera pas facile, mais c’est faisable. Pour aujourd’hui, nous allons récupérer tout ce que nous pouvons et nous reposer. Après le coucher du soleil, nous chargerons un brancard et voyagerons à la faveur de l’obscurité.

Sy-wen leva les yeux vers la colonne de fumée.

— Serons-nous en sécurité jusque-là ? Notre position est assez repérable, et j’imagine que toutes les créatures susceptibles de venir fouiner ne sont pas amicales.

Kesla apparut soudain près d’elle, faisant sursauter la mer’ai. Elle se déplaçait si furtivement… Et sans laisser la moindre empreinte dans le sable, constata Sy-wen.

— Sy-wen a raison, approuva Kesla. Nous ne devons pas rester ici. Outre les observateurs hostiles, les sables du désert abritent de redoutables prédateurs. L’odeur du sang ne tardera pas à les attirer. Il faut brûler les corps et partir le plus vite possible.

Joach secoua la tête.

— Nous n’avons pas d’eau. Nous sommes tous épuisés. Il fera plus frais pour marcher cette nuit.

— Mais ce sera plus dangereux, répliqua Kesla.

Sy-wen regarda les deux jeunes gens se défier, chacun refusant de baisser les yeux le premier. De toute évidence, la friction entre eux n’était pas seulement due à leur situation actuelle.

Kast prit la parole :

— Je pense que nous devrions suivre les conseils de Kesla. Elle connaît le désert mieux qu’aucun de nous. Elle a grandi ici.

— Je suis d’accord, acquiesça Sy-wen.

Joach resta immobile quelques instants, puis tourna les talons.

— Très bien. Je vais prévenir l’el’phe.

Kesla le suivit du regard tandis qu’il s’éloignait. Elle poussa un soupir.

— Il faut préparer Sheeshon.

— Je vais t’aider, dit Hunt en lui emboîtant le pas.

Restée seule avec Kast, Sy-wen se tourna vers le Sanguinaire. Elle lui adressa un sourire las : malgré son affection pour Ragnar’k, elle était contente d’avoir retrouvé son bien-aimé.

— Comment va ton bras ?

— Je survivrai.

— Tu as intérêt.

Elle se colla contre lui en faisant attention à ses brûlures. Kast lui passa son bras valide autour des épaules et la serra très fort contre lui.

— Nous avons un long voyage en perspective. Peut-être devrions-nous trouver un coin à l’ombre et nous reposer pendant que nous le pouvons.

Sy-wen fit courir un doigt le long de la poitrine du Sanguinaire.

— Nous reposer ?

Kast planta son regard dans celui de la mer’ai.

— Tu avais autre chose en tête ?

Sy-wen se dressa sur la pointe des pieds et lui tendit ses lèvres en chuchotant d’une voix rauque :

— J’ai besoin de toi.

L’ombre d’un sourire passa sur le visage de Kast comme il se penchait pour lui donner un baiser. Mais avant que leurs bouches se rejoignent, un cri s’éleva près de l’épave.

 

Maître Belgan était agenouillé en compagnie du chaman dans la pénombre de la cour intérieure. Bien qu’il ait entamé son ascension, le soleil matinal n’était pas encore assez haut dans le ciel pour darder ses rayons par-dessus les remparts d’Alcazar. Les deux hommes se trouvaient près de la margelle carrelée d’un puits. Autour d’eux, buissons en fleurs et statues de grès parsemaient le petit jardin.

Le chaman Parthus jeta devant lui un assortiment d’os blanchis : vertèbres minuscules, phalanges noueuses, pattes d’oiseaux et crânes de lézards. Ceux-ci dansèrent et cliquetèrent avant de s’immobiliser sur la pierre rouge. Parthus inclina la tête sur le côté pour mieux étudier le motif qu’ils formaient.

Belgan repoussa ses longs cheveux blancs en arrière et scruta également les os. Mais leur disposition ne signifiait rien pour lui. Il n’avait pas le don.

— Qu’est-ce qu’ils racontent ?

Parthus leva une main qui n’était elle-même guère plus que des os fragiles enveloppés de peau tannée par le soleil. Il se pencha et renifla ses instruments de divination, détaillant leur motif d’abord avec un œil, puis avec l’autre, tel un oiseau considérant un hanneton à l’aspect étrange. La longueur de son nez et l’acuité de ses traits ajoutaient à sa ressemblance avec un rapace.

Belgan se rassit sur ses talons et attendit impatiemment. Les deux hommes étaient enveloppés d’une cape rouge dont la capuche pendait dans leur dos – mais c’était leur seul point commun. Là où le chaman était chauve, tout en os et en cuir, Belgan présentait une silhouette robuste et une peau presque aussi blanche que sa longue chevelure. On le surnommait « le Fantôme d’Alcazar », pour sa discrétion autant que pour la pâleur de son teint.

Bien que très dissemblables physiquement, les deux hommes partageaient un même dessein. Depuis deux lunes, ils venaient chaque matin dans la cour afin de lancer les osselets de divination en quête d’un espoir. Dans dix jours à peine, la prochaine dîme serait exigée et d’autres enfants marcheraient à la mort.

En tant que chef de la guilde des assassins, Belgan avait accepté de libérer le Désert de Sable de la corruption qui nichait désormais à Tular. Et, à son tour, il avait remis le sort de son peuple entre les mains d’une jeune fille, un assassin formé à l’art de la discrétion – un de ses meilleurs élèves. Avant son départ, elle avait versé un peu de son sang sur les os pour permettre à Belgan et Parthus de suivre sa progression. Pendant une lune et demie, le chaman avait plus ou moins pu la repérer à distance. Puis, quatorze jours auparavant, les osselets s’étaient tus. Ils avaient refusé de livrer le moindre indice sur sa position, comme si elle avait disparu de la face du monde.

Belgan se tordit les mains. À chaque matin écoulé sans recevoir de signe, son espoir de réussite s’amenuisait. Faute de réponse d’ici le lendemain, il devrait envoyer un message aux tribus, les prévenir de rassembler le nombre d’enfants exigés par la Bête – de choisir de nouveau qui vivrait et qui mourrait. Ils n’avaient pas d’autre solution. La requête sanglante exigeait satisfaction.

De l’autre côté des os épars, le chaman plissa les yeux et releva brusquement la tête.

— Je la vois.

Belgan se figea, craignant d’avoir mal entendu.

— Elle est là, grogna Parthus. Tout près. Dans le sable, déjà.

— Kesla ? Tu en es sûr ?

Le vieillard hocha la tête.

Belgan lâcha un hoquet de soulagement. La gamine avait réussi à revenir !

— La Douce Mère en soit remerciée. Je savais qu’elle était forte.

Le chaman leva une main en signe d’avertissement.

— Avant de vous réjouir… Les osselets me révèlent également qu’un danger la menace.

— Quel danger ?

— Ce n’est pas très clair. Du sang et de la fumée… des dents et de la chair déchiquetée.

— Survivra-t-elle ? Parviendra-t-elle jusqu’à nous ? interrogea Belgan sur un ton pressant.

Parthus fronça les sourcils. Tendant la main, il toucha la mâchoire d’un rat du désert.

— Ça, même les osselets ne peuvent pas le dire.

 

Sous l’auvent improvisé, Kesla était en train de plier une couverture lorsqu’un cri se répercuta à la surface du sable. C’était le cri de terreur d’une enfant, et il provenait de l’autre côté de l’épave fumante.

Quelques pas plus loin, Hunt appela :

— Sheeshon !

Kesla lâcha sa couverture et se précipita vers le navire échoué.

— Quand je l’ai laissée là-bas, elle faisait la sieste.

Hunt suivit la jeune fille. Malgré les longues jambes du Sanguinaire, celle-ci courait beaucoup plus vite que lui dans le sable. Tous deux contournèrent la coquille brûlée de la Fureur de l’Aigle. Déjà, leurs compagnons convergeaient depuis toutes les directions.

Kesla fut la première à atteindre l’autre côté de l’épave et à voir le danger. Par respect pour leurs morts, les et el’phes avaient construit un petit abri contre le flanc du navire, afin de protéger les quatre cadavres de la chaleur cuisante du soleil.

Kesla vit un des corps être entraîné hors de l’abri. Elle identifia le voleur à sa fine nageoire blanche et à sa queue musclée qui fendaient le sol. La créature s’agita, projetant du sable très haut dans les airs. Les os frêles du cadavre craquèrent, et le corps disparut en même temps que le prédateur dans les profondeurs fraîches du désert, ne laissant derrière lui qu’une traînée sanglante.

Un autre cri résonna. Hunt déboula à son tour et tendit un doigt.

— Elle est là !

Sheeshon se tenait au sommet d’un promontoire de grès, en équilibre précaire. Elle semblait terrorisée.

Comme les autres arrivaient à leur tour, Hunt fit mine de s’élancer vers la fillette.

— Non, dit Kesla en lui prenant le bras pour le retenir et en faisant signe à leurs compagnons de ne pas y aller non plus. Ne bougez pas.

Hunt voulut protester, mais deux nageoires crevèrent la surface du désert et commencèrent à tourner autour du rocher.

— Des requins des sables, révéla Kesla. Ils sont attirés par le sang des morts.

Sheeshon les avait repérés, elle aussi. Elle tendit des bras implorants.

— J’ai besoin de toi ! lança-t-elle, les joues ruisselant de larmes, en regardant Hunt par-delà la distance qui les séparait.

À côté de Kesla, le grand Sanguinaire se raidit. Il se dégagea de son étreinte et se dirigea vers la fillette.

— Non ! glapit Kesla. Ne bouge pas ! Outre le sang, ces créatures sont attirées par le mouvement !

Hunt continua comme s’il était sourd.

— C’est le sort, expliqua Sy-wen. Celui qui lie les Sanguinaires aux mer’ai. Il est sous son emprise.

Kast arracha sa cape et, de nouveau entièrement nu, s’élança vers Hunt. Il jeta le vêtement sur la tête de l’autre Sanguinaire pour rompre le contact visuel entre Sheeshon et lui. Hunt tituba comme si la corde qui le tirait en avant venait d’être tranchée. Désorienté, il tenta d’arracher la cape, mais Kast l’en empêcha.

— Garde ton tatouage couvert, Hunt.

Hochant la tête pour montrer qu’il avait compris, Hunt fit glisser la cape sur ses épaules et l’enroula autour de son cou ainsi qu’un foulard.

— Que personne ne bouge ! Aboya Kesla.

D’autres nageoires firent surface – plus d’une douzaine.

Du côté de l’abri, deux autres cadavres de marins el’phes furent entraînés sous le sable. Le dernier fut déchiqueté par les prédateurs qui se disputaient sa viande. Des morceaux de chair sanglante furent projetés dans les airs et rattrapés au vol par des requins plus petits, qui jaillirent du sable pour les happer dans un claquement de dents blanches triangulaires.

— Ils vont nous attaquer ? s’enquit Joach.

— Ce sont essentiellement des charognards. Ils s’en prennent rarement aux vivants. Mais ça peut arriver quand l’odeur du sang les a rendus fous. Contentons-nous de rester immobiles. Une fois repus, ils devraient s’en aller.

Kesla sentait la tension de ses compagnons. C’était difficile pour eux de rester les bras ballants face à une fillette qui pleurait et appelait au secours. Mais ils n’avaient pas le choix. En bougeant, ils ne réussiraient qu’à attirer l’attention des créatures redoutables tapies sous la surface du désert.

Pendant qu’ils attendaient, le soleil continua à monter dans le ciel.

Lorsque les quatre cadavres eurent été dévorés, les prédateurs battirent de leur queue puissante, et leurs nageoires s’enfoncèrent dans le sable jusqu’à ce qu’une seule d’entre elles demeure apparente. Kesla la suivit du regard, les yeux plissés. C’était la plus grosse de toutes – celle du mâle dominant, le requin qui guidait la horde et commandait à tous les autres. Il continuait à décrire des cercles sous la surface comme s’il cherchait encore de la viande. Finalement, il s’éloigna en direction d’une dune voisine et disparut.

Kesla, qui retenait son souffle depuis un petit moment, s’autorisa enfin à expirer. Ils avaient survécu.

Sheeshon entreprit de descendre de son perchoir. Hunt se dirigea vers elle.

Ce fut alors que Kesla aperçut une ondulation dans le sable, le signe d’un mouvement à fleur de surface. Quelque chose se tapissait au pied de la dune.

— Non ! glapit-elle. Reculez !

Trop tard. La fillette avait atteint le bord du sable. Elle s’élança vers le Sanguinaire en lui tendant les bras pour qu’il la prenne dans les siens. Ni elle ni lui ne remarquèrent la grande nageoire qui crevait de nouveau la surface du désert et filait droit vers eux.

Joach, Sy-wen et Kast crièrent des avertissements, eux aussi. Hunt les entendit. Il se retourna et identifia enfin le danger. Bondissant, il ceintura Sheeshon et plongea sur le côté. Une demi-seconde plus tard, la nageoire le frôla et le dépassa, manquant ses talons d’un cheveu.

Coupé à la fois du promontoire rocheux et de l’épave du navire, Hunt pivota et entreprit d’escalader la dune voisine. Mais le sable glissait sous ses pieds et la nageoire du requin fendait la surface du désert à sa poursuite.

D’autres nageoires apparurent et se mirent à tourner en cercle autour du Sanguinaire, lui barrant toute retraite.

Kesla agrippa le bras de Joach.

— La dague de noctiverre ! Donne-la-moi !

Joach fronça les sourcils d’un air soupçonneux.

— C’est le seul moyen de combattre les créatures des sables. Fais-moi confiance !

Le jeune homme hésitait encore lorsque Sheeshon poussa un cri terrifié. Alors, il tira la dague du fourreau dissimulé sous sa cape et la fourra dans les mains de Kesla. La jeune fille saisit le manche froid ; ses doigts enveloppèrent le basilic sculpté. Quand elle s’adressa au reste du groupe, ce fut d’une voix aussi tranchante que la lame de noctiverre :

— Ne bougez pas avant que je vous le dise !

Elle s’élança tandis que d’autres nageoires émergeaient des profondeurs, leurs trajectoires s’entrecroisant ainsi que les mailles d’un filet de pêche au travers duquel elle dansa gracieusement. Grâce à sa formation d’assassin, elle savait courir dans le sable sans en déranger un seul grain. Aucun des prédateurs ne remarqua qu’elle traversait leur territoire.

Lorsqu’elle eut dépassé les plus petites nageoires, Kesla fonça vers la dune.

— Je vais faire diversion, cria-t-elle à Hunt. Mais tu dois t’arrêter de bouger !

Le Sanguinaire tenta d’obtempérer. Hélas, ses pieds glissèrent dans le sable. Sheeshon s’accrocha de plus belle à son cou, et la nageoire du mâle dominant fila droit vers eux.

Kesla vit la panique grandissante dans les yeux de Hunt alors que la mort lui fonçait dessus. Pourtant, le Sanguinaire luttait pour obéir à la jeune fille. Il freina désespérément et parvint à s’immobiliser dans la pente, vacillant. Le sable lui montait jusqu’à mi-mollets.

Kesla infléchit sa trajectoire pour s’écarter de lui et gravir la dune en diagonale. Cette fois, elle n’essayait plus de masquer son déplacement : au contraire, elle faisait exprès de gifler le sol avec ses semelles.

Elle jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. La grande nageoire avançait toujours vers Hunt et Sheeshon, mais elle avait ralenti. Elle finit par s’arrêter à un pas seulement des jambes du Sanguinaire.

Kesla l’imita et tapa très fort du pied.

— Entends-moi, supplia-t-elle, les dents serrées.

La nageoire ne bougea pas. Elle avait besoin d’une motivation supplémentaire.

Kesla s’entailla la paume avec la dague de noctiverre. La lame était si effilée qu’elle sentit à peine sa morsure. Du sang s’accumula dans la plaie, créant une flaque sombre au creux de sa main. Retournant celle-ci, Kesla serra le poing et fit goutter le liquide épais sur le sable.

Près de Hunt, la nageoire s’enfonça légèrement. Puis le requin fit volte-face, avec un battement de queue si violent qu’il souleva une gerbe de sable. Déséquilibré, Hunt partit en arrière. Il atterrit sur le dos, serrant Sheeshon contre sa poitrine. Mais le prédateur ne parut pas s’en apercevoir. Il avait capté l’odeur du sang frais. Sa nageoire fila en direction de Kesla.

La jeune fille recula vers le haut de la dune, marchant toujours bien à plat pour s’assurer que la vibration de ses pas signale sa position, à la manière d’une balise. En même temps, elle laissait couler son sang dans le sable.

— Viens là, chasseur. Prouve-moi que tu as faim.

Dans la vallée en contrebas, ses compagnons l’observaient, le visage levé vers elle et l’air anxieux. Les petits requins continuaient à tourner autour d’eux sans se soucier de la proie du mâle dominant.

Kesla s’accroupit. Elle était prête.

La nageoire fendit le flanc de la dune. La jeune fille attendit que le requin ne soit plus qu’à deux pas d’elle – puis elle bondit à sa rencontre. Le prédateur perçut le mouvement et surgit du sable. À cette distance, il n’était pour elle qu’une gueule noire et béante garnie de dents redoutables. Kesla se propulsa dans les airs, effectua une culbute et atterrit sur sa nageoire. Brandissant sa dague, elle la plongea jusqu’au manche dans le dos de son poursuivant.

Le requin empalé se cabra sous elle. Sa queue fouetta brutalement l’air. Mais Kesla le chevauchait, agrippant sa nageoire d’une main. De l’autre, elle retira la dague de noctiverre. Du sang jaillit de la plaie et dégoulina le long de la dune.

Tandis que le requin se débattait, Kesla frappa de nouveau, pour se donner une prise plutôt que pour le blesser davantage. Le prédateur tenta de fuir en replongeant dans le sable. Kesla faillit se laisser entraîner par lui, mais au dernier moment, elle dégagea son arme, s’écarta d’un bond et roula vers le bas de la dune.

Arrivée au pied de la pente, elle s’accroupit prudemment et brandit sa dague. Les petits requins poursuivirent leur manège quelques instants, puis disparurent eux aussi dans le sillage de leur mâle dominant.

Kesla fit signe à ses compagnons de rester où ils étaient. Elle ne voulait pas qu’ils bougent avant que toute la horde se soit éloignée. Saisissant le bord de sa cape, elle enroula celle-ci autour de sa paume entaillée. Il ne fallait surtout pas que son sang attire les lambins.

Comme elle se relevait, Kesla aperçut un mouvement au sein du groupe planté près de l’épave. C’était Joach. Un doigt tendu, il désignait la pente derrière Kesla. Sa bouche s’ouvrit pour crier quelque chose.

Les cheveux de la jeune fille se hérissèrent dans sa nuque. Elle fit volte-face en se laissant tomber à terre.

Le cri de Joach résonna dans son dos.

— Attention !

Une forme monstrueuse venait de crever la surface au pied de la dune, un véritable mur de muscles et de dents. Aveuglé par la fureur et la soif de sang, le mâle blessé se propulsa entièrement hors du sable et se laissa retomber vers Kesla. Sa gueule s’ouvrit tout grand, révélant plusieurs rangées de dents aussi tranchantes que la lame d’un rasoir. Kesla aurait pu se tenir debout entre ses mâchoires béantes.

Au lieu de ça, elle plongea sous l’animal en levant sa dague pour le poignarder. Le noctiverre imprégné de magie s’enfonça dans la chair du requin comme dans du beurre tiède. Et tandis que le prédateur filait au-dessus de la jeune fille, la lame effilée lui ouvrit le ventre sur toute sa longueur.

Mais le bout de sa queue gifla l’épaule de Kesla, projetant celle-ci dans le sable. Le coup fit sauter la dague de la main de la jeune fille et la projeta tournoyante dans les airs.

Désarmée, Kesla roula sur le dos. Des lumières minuscules dansaient devant ses yeux.

Le mâle dominant s’écrasa sur le flanc. Son sang et ses intestins se déversèrent sur le sable. Sa gueule caverneuse s’ouvrit et se referma tandis qu’il se tordait au pied de la dune et que les autres requins battaient prudemment en retraite. Puis ses convulsions s’apaisèrent comme une mare sombre s’élargissait autour de lui.

Kesla se releva et se dirigea vers ses compagnons.

— On devrait être en sécurité pour le moment, haleta-t-elle, le souffle court. Le sang du mâle dominant éloignera ses congénères. Mais les requins des sables ne sont pas les seuls prédateurs dans les parages. Nous devons partir.

Joach alla ramasser la dague et rejoignit la jeune fille, à laquelle il offrit son bras.

— Ce que tu as fait…, souffla-t-il. Tu étais si rapide !

Kesla sourit faiblement.

— En fin de compte, tu as trouvé une utilité à mes talents d’assassin.

Hunt se plaça de l’autre côté d’elle. Il tenait toujours Sheeshon dans ses bras. La fillette avait le visage maculé de larmes et de sable. Elle foudroya du regard la carcasse du requin.

— Méchant gros poisson, le rabroua-t-elle en se pinçant le nez à cause de l’odeur.

Kesla tendit la main pour toucher la joue de l’enfant, mais ses jambes flageolèrent subitement de fatigue. Elle s’affaissa dans le sable.

— Je te tiens, dit Joach en la rattrapant.

Kesla leva les yeux vers lui.

— Merci.

Joach glissa la dague de noctiverre dans la ceinture de la jeune fille.

— Tu devrais la garder. Tu l’as bien méritée.

Kesla baissa les yeux vers cette marque évidente de confiance. Puis elle détourna la tête pour cacher les larmes qui lui montaient aux yeux et se racla la gorge.

— Il… il faut partir le plus vite possible. (Se redressant, elle regarda la masse inerte du requin.) Les tribus ont un vieil adage : « Dans le sable, seuls les morts cessent d’avancer. »

— Alors, levons le camp, dit Kast.

Flanqué de Sy-wen, il rebroussa chemin vers l’épave fumante de la Fureur de l’Aigle.

Joach resta près de Kesla. Comme elle emboîtait le pas à leurs compagnons, la jeune fille remarqua qu’il la détaillait. Quelque chose avait remplacé sa colère et son ressentiment habituels – une chose qu’elle n’avait pas sentie émaner de lui depuis les cuisines de Val’loa, du temps où elle se faisait passer pour une marmitonne.

Elle le surveilla du coin de l’œil. Joach traînait les pieds à côté d’elle ; il se mordait la lèvre inférieure et son regard était pensif. Détournant la tête pour ne pas qu’il la voie, Kesla s’autorisa un petit sourire rayonnant.

 

Debout devant la porte-fenêtre de sa chambre, Belgan scrutait les dunes qui s’étendaient autour d’Alcazar. Une lune presque pleine grimpait dans le ciel, nimbant le sable et la roche d’une lueur argentée. Son éclat était si intense que le vieil homme pouvait voir très loin dans le désert.

— Où es-tu, Kesla ? chuchota-t-il.

Cette nuit, l’inquiétude l’empêchait de dormir. Les os de divination du chaman avaient dispensé des augures à la fois réjouissants et effrayants. Kesla avait atteint le désert, mais elle n’était pas en sécurité, loin s’en fallait.

Après leur séance de lecture, Parthus avait quitté Alcazar en promettant d’envoyer des hommes de sa tribu chercher l’adolescente. Belgan pria pour qu’ils la trouvent indemne et pour qu’elle ait réussi à imbiber la dague de sang de sor’cière. Tant de choses dépendaient d’une personne si jeune…

Mais Kesla n’était pas une fille ordinaire ; Belgan le savait. C’était lui qui l’avait découverte dix ans plus tôt, en train d’errer dans le désert. Elle était nue, visiblement âgée de cinq hivers tout au plus, et elle ne se souvenait ni de sa famille, ni de son passé.

Il avait compris tout de suite qu’elle était spéciale. Le soleil impitoyable ne l’avait pas marquée. Ses longs cheveux dorés traînaient dans le sable derrière elle. Elle avait pénétré dans son campement comme si le désert lui-même venait de l’engendrer. Pour une enfant si seule et si loin de tout, elle affichait un calme presque surnaturel – mais elle ne parlait pas.

Belgan l’avait tout d’abord crue simple d’esprit. Il avait rapidement changé d’avis. Kesla apprenait vite. Elle avait su parler dans l’année, et lire la suivante. Très vite, elle avait assimilé tout ce qu’il enseignait et surmonté tous les défis qu’il lui posait.

Oui, Kesla avait quelque chose de spécial. Ça formait comme une aura autour d’elle. Lorsqu’était apparue la nécessité de tremper la dague de noctiverre dans le sang d’une sor’cière, Belgan n’avait envisagé de confier cette mission à personne d’autre. Même si les osselets du chaman avaient désigné un autre assassin, il aurait choisi Kesla. À ses yeux, elle était le plus grand espoir du désert.

Des coups résonnèrent derrière lui. Le vieil homme se retourna, se demandant qui pouvait bien lui rendre visite à une heure pareille.

— Entrez !

La porte de sa chambre s’ouvrit et un apprenti entra en s’inclinant.

— Maître Belgan, je m’excuse de vous déranger si tard.

— Qu’y a-t-il, Seth ?

— Un voyageur s’est présenté à la porte d’Alcazar ; il nous supplie de le laisser entrer.

— Il est seul ?

— Oui.

Belgan fronça les sourcils. Il fallait être fou pour se lancer dans une traversée du désert en solitaire. Les dangers étaient trop nombreux pour qu’une paire d’yeux suffise à les guetter. Et, à cette heure tardive, le vieil homme n’avait pas de patience à gaspiller avec un fou.

— Que veut-il ?

— C’est justement pour ça que je me suis permis de vous déranger, répondit l’apprenti. Il veut vous parler. Il dit qu’il vous apporte un avertissement.

Belgan soupira. Il ferait mieux de voir de quoi il retournait. Saisissant sa cape sur le portemanteau, il s’enveloppa de ses plis de tissu rouge.

— Vous l’avez laissé entrer ?

— Non, maître. Il attend dehors.

Belgan acquiesça. Bien. À cause des dangers et des créatures porteuses de maladies qui se baladaient dans le désert, Alcazar fermait ses portes au crépuscule et ne les rouvrait pas avant l’aube.

— Conduis-moi à lui.

Seth tint la porte ouverte pour son maître, puis passa devant lui pour le précéder dans les escaliers et les couloirs de grès.

Des siècles auparavant, la forteresse d’Alcazar avait été taillée dans un haut promontoire rocheux. Vu du désert, celui-ci ressemblait à un simple monolithe. Mais une fissure verticale dans sa face nord conduisait vers une cour intérieure à ciel ouvert. Alcazar – ses tours vertigineuses, ses aiguilles en spirale et ses statues de rois antiques – avait été sculptée dans les falaises qui entouraient cette cour. C’était une citadelle enchâssée dans une coquille de grès, le siège et le bastion de la guilde des assassins.

Seth poussa une épaisse porte de frêne. Belgan sortit de sa tour et émergea sur les pavés de la cour centrale. À partir de là, il marcha en tête tandis que l’apprenti le suivait de près.

La lune brillait très haut au-dessus de sa tête, illuminant le cœur d’Alcazar. Sur sa droite, les malluks gémissaient et renâclaient dans leurs écuries. Ces créatures d’ordinaire stoïques étaient visiblement agitées, effrayées. Elles avaient réussi à réveiller leur dresseur. Belgan vit Humph, vêtu de sa seule chemise de nuit, pousser la lourde porte pour les rejoindre.

Comme il le regardait disparaître à l’intérieur du bâtiment, une petite brise s’insinua sous sa cape et le fit frissonner. Il resserra le vêtement autour de ses épaules et s’enveloppa de ses bras. Cette nuit regorge d’augures étranges.

Seth le rattrapa et le dépassa.

— Par ici, maître Belgan.

De l’autre côté de la cour, la fissure naturelle dans la falaise donnait sur le désert, mais elle avait été scellée sur toute sa hauteur par un entrecroisement de barres métalliques épaisses comme le poignet d’un homme. Du côté extérieur, des piques empoisonnées dissuadaient tout voleur de tenter l’escalade. La seule ouverture était une herse actionnée à l’aide de poulies et de contrepoids.

Seth se dirigea vers la porte fermée. Dans la pénombre qui s’étendait au-delà, Belgan repéra une silhouette voûtée, agenouillée sur le sol.

Deux apprentis munis de lances encadraient la herse – les sentinelles de garde cette nuit-là. Belgan les salua du menton, puis saisit une torche allumée dans un porte-flambeau et s’approcha de la grille.

Le voyageur leva la tête vers lui.

Belgan hoqueta et fit un pas en arrière. Le visage dissimulé sous une capuche était incroyablement ridé, et un voile couleur de lait recouvrait ses yeux. Il ressemblait à celui d’une momie desséchée. Pourtant, le voyageur n’était pas mort. Prenant appui sur une canne de bois gris, il se redressa péniblement. Ses articulations craquèrent en signe de protestation.

Belgan se ressaisit.

— Comment… comment puis-je vous aider, vieillard ?

L’inconnu leva les bras, révélant que l’un d’eux s’achevait par un moignon. Il repoussa sa capuche. Sa canne balaya l’air devant sa figure comme pour chasser un moustique importun. À présent qu’il le voyait mieux, Belgan se rendait compte que sa première impression n’avait été qu’une illusion d’optique créée par la lumière vacillante de sa torche. Cet homme était vieux, mais pas aussi décrépit qu’il l’avait d’abord cru.

Belgan mit de côté son appréhension initiale. Il n’avait rien à craindre.

Lorsque le voyageur parla, ce fut d’une voix basse et riche, bien que légèrement éraillée par l’âge.

— Je ne suis pas venu solliciter votre aide, maître Belgan, mais vous offrir la mienne.

— Je vous demande pardon ? Qui êtes-vous ? D’où venez-vous ?

— Je porte beaucoup de noms, mais vous pouvez m’appeler Dismarum. Je suis un nomade qui erre de par les contrées d’Alaséa.

De nouveau, la canne remua devant sa figure comme il secouait ses membres las. Son visage raviné rappela soudain à Belgan celui de son grand-père. Le chef de guilde culpabilisa de se montrer si peu hospitalier, mais ce fut sur un ton égal qu’il demanda :

— Pourquoi êtes-vous venu ici ?

— Pour vous prévenir de l’arrivée d’un ennemi.

Belgan haussa un sourcil.

— Et de quel ennemi s’agit-il donc ?

— Un jeune homme porteur de magie noire. Il se fait appeler Joach.

— Qu’est-ce qui vous fait penser qu’il va se présenter à notre porte ?

Dismarum s’appuya lourdement sur sa canne. Il était visiblement affaibli et affamé.

— C’est le frère d’une sor’cière.

Choqué, Belgan eut un mouvement de recul.

— Comment savez-vous… Une sor’cière ?

— J’ai entendu des rumeurs sur la route. Il vient venger la mort de sa sœur.

Belgan sentit le sang refluer de ses membres. La torche trembla dans sa main. Qu’avait fait Kesla ?

— Je pourrais vous en dire plus, mais le désert m’a vidé de mes forces. (Les paroles du visiteur semblaient s’insinuer dans le crâne de Belgan.) Je vous demande une faveur. Laissez-moi entrer.

Les soupçons du chef de guilde se rallumèrent, mais Dismarum agita de nouveau sa canne. Belgan cligna des yeux et dévisagea l’inoffensif vieillard. Comment pouvait-il se méfier de ce voyageur qui avait pris tant de risques pour l’avertir ? Sa culpabilité revint à la charge. Il fit un pas en arrière.

— Lève la herse, ordonna-t-il à Seth.

— Maître ?

Belgan remarqua l’expression inquiète de l’apprenti.

— Nous allons offrir à ce voyageur du désert un repas chaud et quelque chose à boire. C’est le moins que nous puissions faire pour le remercier. Maintenant, lève la herse.

Seth hésita et jeta un coup d’œil dégoûté entre les barreaux. Se rappelant la répugnance initiale que lui avait inspirée Dismarum, Belgan fronça les sourcils.

— Fais ce que je dis !

Seth écarquilla les yeux et se précipita vers la poulie.

Surpris par son propre éclat, Belgan porta une main à son front. Jamais il ne haussait la voix. Ce devait être le manque de sommeil, les journées passées à s’inquiéter pour Kesla.

Il reporta son attention sur le vieillard qui attendait dehors. Dismarum leva sa canne et la fit rouler dans sa paume – alors, toutes les réticences de Belgan s’envolèrent. À quoi pensait-il ? Il devait traiter ce vieillard avec la plus grande compassion. Peut-être même lui laisser sa chambre pour la nuit, afin de se faire pardonner son manque d’hospitalité initial.

Il y eut un grincement de rouages et un grognement métallique. Lentement, la pointe inférieure des barreaux s’arracha aux trous creusés dans le grès, et la herse se leva.

Lorsqu’elle fut assez haute, Belgan s’avança pour offrir son bras à Dismarum. Le vieillard lui adressa un sourire chaleureux, plein d’amicale gratitude. Ravi de lui avoir fait plaisir, Belgan lui rendit son sourire. Puis il l’entraîna sous la herse et dans la cour de la forteresse.

L’espace d’un instant, il crut apercevoir un mouvement du coin de l’œil – une silhouette trapue, des griffes, des sabots fourchus. Mais celle-ci se volatilisa aussitôt, ne laissant qu’une odeur de bouc planer dans l’air derrière elle.

Les sourcils froncés, Belgan ralentit. Dans sa poitrine, son cœur paniqué accéléra. Quelque chose clochait terriblement. Ses pieds trébuchèrent.

Puis le vieillard le rattrapa et l’effleura avec sa canne. À son contact, Belgan poussa un soupir de soulagement. Il n’avait plus peur.

Secouant la tête comme pour se moquer de sa propre stupidité, il se dirigea vers les tours et les aiguilles sculptées. Ses oreilles ignorèrent les hennissements affolés qui s’élevèrent depuis les écuries lorsque son invité et lui passèrent devant.

Il tapota aimablement le bras du voyageur.

— Bienvenue, Dismarum. Bienvenue à Alcazar.

Le Portail De La Sor'cière
titlepage.xhtml
Clemens,James-[Bannis et Proscrits-4]Le Portail de la Sor'ciere(2001)_split_000.html
Clemens,James-[Bannis et Proscrits-4]Le Portail de la Sor'ciere(2001)_split_001.html
Clemens,James-[Bannis et Proscrits-4]Le Portail de la Sor'ciere(2001)_split_002.html
Clemens,James-[Bannis et Proscrits-4]Le Portail de la Sor'ciere(2001)_split_003.html
Clemens,James-[Bannis et Proscrits-4]Le Portail de la Sor'ciere(2001)_split_004.html
Clemens,James-[Bannis et Proscrits-4]Le Portail de la Sor'ciere(2001)_split_005.html
Clemens,James-[Bannis et Proscrits-4]Le Portail de la Sor'ciere(2001)_split_006.html
Clemens,James-[Bannis et Proscrits-4]Le Portail de la Sor'ciere(2001)_split_007.html
Clemens,James-[Bannis et Proscrits-4]Le Portail de la Sor'ciere(2001)_split_008.html
Clemens,James-[Bannis et Proscrits-4]Le Portail de la Sor'ciere(2001)_split_009.html
Clemens,James-[Bannis et Proscrits-4]Le Portail de la Sor'ciere(2001)_split_010.html
Clemens,James-[Bannis et Proscrits-4]Le Portail de la Sor'ciere(2001)_split_011.html
Clemens,James-[Bannis et Proscrits-4]Le Portail de la Sor'ciere(2001)_split_012.html
Clemens,James-[Bannis et Proscrits-4]Le Portail de la Sor'ciere(2001)_split_013.html
Clemens,James-[Bannis et Proscrits-4]Le Portail de la Sor'ciere(2001)_split_014.html
Clemens,James-[Bannis et Proscrits-4]Le Portail de la Sor'ciere(2001)_split_015.html
Clemens,James-[Bannis et Proscrits-4]Le Portail de la Sor'ciere(2001)_split_016.html
Clemens,James-[Bannis et Proscrits-4]Le Portail de la Sor'ciere(2001)_split_017.html
Clemens,James-[Bannis et Proscrits-4]Le Portail de la Sor'ciere(2001)_split_018.html
Clemens,James-[Bannis et Proscrits-4]Le Portail de la Sor'ciere(2001)_split_019.html
Clemens,James-[Bannis et Proscrits-4]Le Portail de la Sor'ciere(2001)_split_020.html
Clemens,James-[Bannis et Proscrits-4]Le Portail de la Sor'ciere(2001)_split_021.html
Clemens,James-[Bannis et Proscrits-4]Le Portail de la Sor'ciere(2001)_split_022.html
Clemens,James-[Bannis et Proscrits-4]Le Portail de la Sor'ciere(2001)_split_023.html
Clemens,James-[Bannis et Proscrits-4]Le Portail de la Sor'ciere(2001)_split_024.html
Clemens,James-[Bannis et Proscrits-4]Le Portail de la Sor'ciere(2001)_split_025.html
Clemens,James-[Bannis et Proscrits-4]Le Portail de la Sor'ciere(2001)_split_026.html
Clemens,James-[Bannis et Proscrits-4]Le Portail de la Sor'ciere(2001)_split_027.html
Clemens,James-[Bannis et Proscrits-4]Le Portail de la Sor'ciere(2001)_split_028.html
Clemens,James-[Bannis et Proscrits-4]Le Portail de la Sor'ciere(2001)_split_029.html
Clemens,James-[Bannis et Proscrits-4]Le Portail de la Sor'ciere(2001)_split_030.html
Clemens,James-[Bannis et Proscrits-4]Le Portail de la Sor'ciere(2001)_split_031.html
Clemens,James-[Bannis et Proscrits-4]Le Portail de la Sor'ciere(2001)_split_032.html
Clemens,James-[Bannis et Proscrits-4]Le Portail de la Sor'ciere(2001)_split_033.html
Clemens,James-[Bannis et Proscrits-4]Le Portail de la Sor'ciere(2001)_split_034.html
Clemens,James-[Bannis et Proscrits-4]Le Portail de la Sor'ciere(2001)_split_035.html
Clemens,James-[Bannis et Proscrits-4]Le Portail de la Sor'ciere(2001)_split_036.html
Clemens,James-[Bannis et Proscrits-4]Le Portail de la Sor'ciere(2001)_split_037.html
Clemens,James-[Bannis et Proscrits-4]Le Portail de la Sor'ciere(2001)_split_038.html